48.
Le contrôle routier
Les lumières rouges et bleues tournaient en rythme avec les mugissements de la sirène.
Avant que les âmes arrivent ici, ces flashs lumineux et ces sons rageurs avaient une signification explicite : la loi, les gardiens de l’ordre, la répression.
Il en était de même aujourd’hui. Les âmes avaient leurs gardiens de l’ordre, leurs représentants de la loi : les Traqueurs !
Les sirènes retentissaient moins aujourd’hui. La police n’intervenait que pour des accidents de la route ou d’autres situations d’urgence, pas pour faire respecter la loi. Les serviteurs de l’État avaient rarement des véhicules équipés de sirène, hormis les ambulanciers et les sapeurs-pompiers.
Cette voiture basse et effilée, derrière nous, n’était pas conçue pour intervenir lors d’un quelconque accident de la circulation. C’était un véhicule de poursuite. Je n’en avais jamais vu auparavant, mais son rôle était évident.
Jared était tétanisé, son pied toujours enfoncé sur la pédale de l’accélérateur. Il cherchait une solution. Comment les distancer dans cette camionnette bringuebalante ? Comment les semer ? Où se cacher dans cette plaine aride à la végétation rabougrie ? Comment fuir dans le désert sans les mener jusqu’aux autres, sans les condamner tous ? Nous étions si près ! Ils dormaient tous sur leurs deux oreilles, inconscients du danger…
Après deux secondes d’intense réflexion, Jared a poussé un long soupir.
— Je suis vraiment désolé, Gaby, a-t-il murmuré. J’ai tout fait foirer.
— Jared ?
Il a pris ma main et a lâché la pédale des gaz. La camionnette a ralenti.
— Tu as ta pilule ? a-t-il soufflé.
— Oui.
— Mel peut m’entendre ?
Oui… sa pensée était un sanglot.
— Oui. (Ma voix aussi.)
— Je t’aime, Mel. Pardonne-moi.
— Elle t’aime. Plus que tout au monde.
Il y a eu un silence, douloureux.
— Gaby, je… je t’aime aussi. Tu es quelqu’un de bien. Tu méritais mieux que ce que je t’ai donné. Mieux que tout ça.
Il avait quelque chose de minuscule dans ses doigts, bien trop petit pour être létal.
— Attends ! ai-je hoqueté.
Il ne pouvait mourir.
— Gaby, on ne peut pas courir le risque. On ne peut les distancer dans cette camionnette. Si nous essayons de fuir, ils seront des milliers à nos trousses. Pense à Jamie !
On était presque à l’arrêt, on obliquait déjà vers le bas-côté.
— Laisse-moi essayer, l’ai-je supplié. (J’ai plongé la main dans ma poche à la recherche de la pilule. Je l’ai tenue entre le pouce et l’index.) Laisse-moi tenter de les berner, si ça ne marche pas, je l’avale.
— Tu n’as jamais menti à un Traqueur !
— Laisse-moi essayer. Vite ! (J’ai débouclé ma ceinture de sécurité, me suis penchée pour ôter la sienne.) Échangeons de place ! Vite, avant qu’ils nous voient.
— Gaby…
— Un essai. Un seul. Dépêche-toi !
Il a été prompt à réagir. Avec adresse, il a quitté son siège et s’est glissé sur le mien pendant que je me faufilais derrière le volant.
— Ceinture ! ai-je ordonné. Ferme les yeux. Et tourne la tête de l’autre côté.
Il s’est exécuté. Il faisait sombre, mais je savais que sa cicatrice factice serait visible de ma fenêtre.
J’ai bouclé ma ceinture et laissé aller ma tête en arrière.
Mentir avec mon corps, c’était ça la clé du succès… Il s’agissait de bien coordonner ses mouvements. L’imitation. Comme les acteurs de séries télévisées, mais en mieux. Comme une humaine.
— Aide-moi, Mel, ai-je murmuré.
Je ne peux t’aider à jouer l’âme parfaite, Gaby. Mais tu peux le faire. Sauve-le. Je t’en sais capable.
Une âme parfaite. Je ne pouvais être que moi-même.
Il était tard. J’étais fatiguée. Pour cette partie, il me suffisait d’être naturelle.
J’ai laissé mes paupières se fermer, mon corps s’avachir dans le siège.
Le chagrin. Je pouvais jouer le chagrin. Je le sentais déjà monter…
Ma bouche s’est contractée en une grimace douloureuse.
La voiture des Traqueurs ne s’est pas garée derrière nous, comme Mel s’y attendait. Elle s’est arrêtée de l’autre côté de la nationale, sur le bas-côté, en contresens. Une lumière aveuglante a jailli de la portière. J’ai battu des paupières dans le faisceau du projecteur, levant la main pour protéger mes pupilles avec une lenteur délibérée. Fugitivement, j’ai vu le reflet de mes iris éclairer la route au pied des Traqueurs.
Une portière a claqué. Des bruits de pas. On traversait la chaussée. Il n’y avait pas eu de sons de graviers. Le Traqueur était sorti de la portière côté passager. Ils étaient au moins deux dans le véhicule. Mais un seul s’est approché pour m’interroger. C’était bon signe ; ils n’étaient pas sur leurs gardes.
Le miroitement de mes yeux était un talisman. Une boussole qui ne pouvait qu’indiquer le nord, l’étoile polaire – une loi de l’univers.
Non, mentir avec mon corps n’était pas la clé. Dire la vérité avec ma chair suffisait. J’avais quelque chose en commun avec le bébé humain dans le parc : j’étais un cas unique.
Le Traqueur a occulté le faisceau et j’ai retrouvé l’usage de la vue.
C’était un homme. La quarantaine, sans doute. Ses traits étaient contradictoires : des cheveux tout blancs, mais un visage lisse. Il portait un tee-shirt et un short ; il avait un gros pistolet à la ceinture. Une main reposait sur la crosse, l’autre tenait une lampe électrique. Il ne l’a pas allumée.
— Vous avez un problème, m’dame ? a-t-il articulé en s’approchant de la camionnette. Vous rouliez bien trop vite. C’est dangereux.
Ses yeux couraient sur moi. Il a décrypté aussitôt mon expression – par chance, une expression ensommeillée. Il a scruté les ténèbres sur la route, devant, derrière, m’a de nouveau observée, puis a sondé les alentours une seconde fois.
Il était tendu. Aussitôt, j’ai eu les mains moites, mais je me suis efforcée de cacher ma peur.
— Je suis vraiment désolée, me suis-je excusée dans un soupir plein de lassitude. J’ai jeté un regard vers Jared, comme pour vérifier que je ne l’avais pas réveillé. Je… enfin, je crois… je me suis endormie. Je ne me suis pas rendu compte que j’étais si fatiguée.
J’ai esquissé un sourire plein de remords. Ma prestation manquait de naturel. Je me regardais trop, comme nos acteurs de sitcoms.
Les yeux du Traqueur ont de nouveau observé la route avant de revenir vers nous. Cette fois, son regard s’est arrêté sur Jared. Mon cœur s’est mis à cogner dans ma cage thoracique. J’ai serré plus fort la pilule.
— C’était stupide de ma part de conduire aussi longtemps sans dormir. Irresponsable, ai-je dit rapidement en souriant de nouveau. J’espérais pouvoir rejoindre Phoenix. Vraiment, mille excuses.
— Quel est votre nom, m’dame ?
Son ton n’était pas sec, mais il était dépourvu de chaleur. Il parlait à voix basse, toutefois, comme moi.
— Feuilles-au-Dessus, ai-je répondu, reprenant le nom que j’avais donné à notre dernier hôtel. (Allait-il vérifier mes dires ? Il allait peut-être m’interroger sur mes allées et venues…)
— Vous étiez une Fleur Suspendue ? a-t-il avancé. (Ses yeux ne cessaient de surveiller la route.)
— Oui.
— Ma compagne aussi. Vous aussi étiez sur l’île ?
— Non, me suis-je empressée de répondre. Sur le continent. Dans le Delta.
Il a hoché la tête, l’air déçu.
— Vous pensez que je devrais retourner à Tucson ? ai-je demandé. Je suis parfaitement réveillée à présent. Ou peut-être est-ce plus prudent de dormir ici quelques heures avant de…
— Non ! m’a-t-il interrompue.
J’ai sursauté et la pilule m’a échappé des doigts. Elle est tombée au sol avec un cliquetis audible. Je me suis sentie pâlir, comme une lumière qu’on vient de débrancher.
— Je ne voulais pas vous effrayer, s’est-il excusé, tandis que son regard poursuivait ses va-et-vient. Mais il ne vaut mieux pas s’attarder ici.
— Pourquoi ? suis-je parvenue à articuler. (Mes doigts s’agitaient fébrilement dans l’air – ma pilule !)
— Il y a eu une disparition récemment.
— Une disparition ?
— C’est peut-être un accident… mais c’est peut-être aussi… (Le Traqueur a marqué une hésitation.) Il y a peut-être des humains dans le secteur.
— Des humains ? me suis-je étonnée un peu trop fort. (Il a entendu la peur dans ma voix et l’a interprétée de la seule manière possible à ses yeux.)
— On n’a aucune preuve, Feuille-au-Dessus. Pas le moindre indice. N’ayez pas peur. Mais vous devriez poursuivre votre route jusqu’à Phoenix sans tarder inutilement.
— Bien sûr. Ou retourner à Tucson ? C’est plus près et…
— Il n’y a pas de danger. Ne changez rien à vos projets.
— Si vous le dites…
— J’en suis certain. Simplement, ne vous aventurez pas dans le désert, Ancienne Fleur. (Il a souri. Cela a égayé ses traits, lui a donné un air gentil. Comme les autres âmes à qui j’avais eu affaire. Il n’avait pas peur de moi, mais pour moi. Il ne se demandait pas si je lui racontais des mensonges. Et il aurait été, d’ailleurs, bien incapable d’en reconnaître un. Une gentille âme, comme toutes les autres.)
— Je ne comptais pas m’y aventurer. (Je lui ai retourné son sourire.) Mais je vais faire attention. Je ne vais pas m’endormir cette fois, promis. (J’ai regardé le désert qui s’étendait derrière la fenêtre de Jared, l’air inquiet, pour convaincre le Traqueur que la peur allait me tenir éveillée. Mon visage s’est tendu quand j’ai aperçu deux lueurs de phares dans le rétroviseur.)
J’ai senti Jared se raidir au même moment, mais il n’a pas bougé.
Je me suis retournée vers le Traqueur.
— J’ai ça qui peut vous aider…, a-t-il commencé, toujours souriant, en fouillant le fond de sa poche.
Son expression n’avait pas changé. Je m’efforçais d’empêcher les muscles de mes joues de se contracter, mais je n’y parvenais pas totalement.
Dans le rétroviseur, la lueur grandissait…
— On ne doit pas en abuser, a poursuivi le Traqueur en fouillant son autre poche cette fois. C’est sans danger, bien entendu, sinon les Soigneurs ne nous les donneraient pas ; mais si on en prend trop souvent, cela perturbe les cycles de sommeil… Ah ! le voilà… tenez…
Les phares ont ralenti en s’approchant.
Roulez ! Roulez ! ai-je supplié en pensée. Ne vous arrêtez pas !
Pourvu que ce soit Kyle au volant ! a ajouté Mel, comme une prière.
Ne vous arrêtez pas. Roulez !
— M’dame ?
J’ai battu des paupières, tentant de retrouver mes esprits.
— Rester éveillée, vous dites ?
— Respirez ça un coup, Feuille-au-Dessus.
Il avait un petit aérosol dans la main. Il a envoyé un nuage de produit devant mon visage. Je me suis penchée, docile, et ai inspiré un grand coup, tout en surveillant les phares dans le rétroviseur.
— C’est parfum pamplemousse, a annoncé le Traqueur. C’est agréable, vous ne trouvez pas ?
— Oui, très. (Tous mes sens étaient en alerte.)
Le gros camion a encore ralenti et s’est arrêté sur la route derrière nous.
Non ! avons-nous crié, Mel et moi, de concert. J’ai fouillé le sol des yeux une fraction de seconde, dans le vain espoir de repérer la minuscule pilule. Je ne distinguais pas même mes pieds !
Le Traqueur a jeté un regard sur le camion et lui a fait signe d’avancer.
J’ai regardé le camion aussi, avec un sourire figé. Je ne voyais pas qui était au volant. Mes yeux renvoyaient la lumière des phares, comme deux petits faisceaux.
Le camion a hésité.
Le Traqueur leur a de nouveau fait signe, de façon plus autoritaire cette fois.
— Allez-y ! Circulez ! a-t-il marmonné.
Roule ! Roule !
À côté de moi, Jared serrait les poings.
Lentement, le lourd véhicule s’est ébranlé et s’est avancé entre le véhicule des Traqueurs et le nôtre. Le projecteur de la voiture de patrouille a fait apparaître deux silhouettes, deux visages de profil, regardant droit devant. Le conducteur avait un nez écrasé.
Mel et moi avons poussé un soupir de soulagement. Kyle…
— Comment vous sentez-vous ?
— Parfaitement réveillée, ai-je répondu au Traqueur.
— Cela va vous tenir en forme pour quatre heures environ.
— Merci.
Le Traqueur a lâché un petit rire.
— C’est moi qui vous remercie, miss Feuilles-au-Dessus. Quand on vous a vu foncer comme ça sur la route, on a cru avoir affaire aux humains. J’ai eu une bonne suée et ce n’était pas la chaleur, c’est moi qui vous le dis !
J’ai frissonné.
— Ne vous inquiétez pas, a-t-il repris. Vous êtes en totale sécurité. Si vous voulez, on peut vous suivre jusqu’à Phoenix…
— Ça ira. Inutile de vous donner cette peine.
— J’ai été ravi de faire votre connaissance. Je vais pouvoir annoncer à ma compagne, à la fin de mon service, que j’ai rencontré une ancienne Fleur Suspendue, comme elle ! Ça va lui faire plaisir.
— Souhaitez-lui de ma part : « Grand soleil et grand jour ! » (C’était la traduction terrestre d’une salutation commune sur la Planète des Fleurs.)
— Je n’y manquerai pas. Je vous souhaite bon voyage.
Il a reculé d’un pas et le projecteur m’a de nouveau frappée de plein fouet. J’ai battu des paupières nerveusement.
— Éteins ça, Hank ! a lancé le Traqueur en mettant sa main en visière. (L’obscurité est revenue d’un coup. J’ai esquissé un autre sourire vers ledit Traqueur Hank, invisible dans l’ombre.)
J’ai démarré le moteur d’une main tremblante.
Les Traqueurs ont été plus vifs. Le bolide noir avec sa barre incongrue de gyrophares a rugi. Il a fait demi-tour et s’est éloigné à toute allure, dans le sillage rouge de ses feux arrière. En quelques instants, les Traqueurs avaient disparu.
Je me suis engagée sur la chaussée. Mon cœur pulsait le sang dans mes veines par à-coups. Je sentais mon pouls battre sous mes doigts.
— Ils sont partis…, ai-je murmuré en claquant brusquement des dents.
J’ai entendu Jared déglutir difficilement.
— Il s’en est fallu de peu, a-t-il articulé.
— J’ai cru que Kyle allait tout gâcher.
— Moi aussi.
On chuchotait tous les deux, incapables de parler normalement.
— Le Traqueur t’a crue, a-t-il déclaré entre ses dents serrées par l’anxiété.
— Oui.
— Moi, je n’aurais pas été dupe. Tu n’as pas fait beaucoup de progrès en mensonges !
J’ai haussé les épaules. Comme j’avais le corps tout raide, c’est tout mon torse qui s’est soulevé.
— Ils ne pouvaient pas ne pas me croire. Étant donné ce que je suis… mentir est impossible. Inconcevable.
— Incroyable… et merveilleux.
Son compliment m’a un peu apaisée.
— Les Traqueurs ne sont pas si différents des autres âmes, ai-je murmuré pour moi-même. Ils ne sont pas plus dangereux.
Jared a hoché la tête, l’air songeur.
— Y a-t-il un prodige que tu ne puisses accomplir sur cette planète ?
Je ne savais trop que répondre à ça.
— Le fait que tu sois avec nous va tout changer, a-t-il poursuivi dans un souffle, s’adressant à lui-même.
Ces mots attristaient Mel, mais ne la mettaient pas en colère cette fois. Elle s’était résignée.
Tu peux les aider. Les protéger mieux que moi, a-t-elle soupiré.
Les feux rouges ne m’ont pas inquiétée quand ils sont apparus à l’horizon. Des signaux familiers, un réconfort. J’ai accéléré, juste quelques kilomètres à l’heure au-dessus de la vitesse autorisée, pour les rattraper.
Jared a sorti une lampe de poche de la boîte à gants. J’ai compris ce qu’il voulait faire. Les rassurer.
Il a braqué la lumière sur ses yeux au moment où nous les avons dépassés. Kyle a hoché la tête, soulagé. Ian était penché, inquiet, derrière son épaule, les yeux braqués sur moi. Je lui ai fait un petit signe ; il m’a adressé un grand sourire.
Nous approchions de notre sortie secrète.
— Je vais jusqu’à Phoenix ?
Jared a réfléchi.
— Non. On peut tomber sur eux en revenant et ils risquent de nous arrêter à nouveau. Je ne pense pas qu’ils nous suivent. Ils s’occupent de ce qui se passe sur la route.
— Non, ils ne nous filent pas. (C’était pour moi une évidence.)
— Rentrons à la maison, alors.
— Oui, à la maison…
On a coupé les phares. Kyle, derrière nous, nous a imités. Nous allions emmener les deux véhicules jusqu’aux grottes, les décharger rapidement pour pouvoir les remettre dans leur cachette avant l’aube.
J’ai songé au chemin pour sortir des grottes. Le « grand mystère » que je n’étais jamais parvenue à élucider. Jeb était rusé comme un renard !
Exactement comme l’itinéraire qu’il avait donné à Mel – ces lignes inscrites au dos de l’album photo. Elles ne menaient pas du tout à sa retraite souterraine. Mais contraignaient le visiteur à errer devant son bastion, afin de lui laisser le temps de décider s’il devait ou non offrir l’hospitalité.
— Que s’est-il passé, selon toi ? a demandé Jared en rompant le fil de mes pensées.
— Comment ça ?
— Cette disparition dont le Traqueur a parlé.
J’ai regardé droit devant moi.
— Il doit s’agir de moi.
— Tu es de l’histoire ancienne, Gaby. En plus, ils ne surveillaient pas la nationale avant notre départ. C’est tout nouveau. C’est nous qu’ils cherchent. Ici !
Il a plissé les yeux. Moi, je les ai écarquillés.
— Qu’ont-ils fait, nom de Dieu ! a-t-il lancé en abattant son poing sur le tableau de bord. (J’ai fait un bond.)
— Qui ça ? Jeb et les autres ?
Il s’est contenté de scruter le désert d’un air furieux.
Je ne comprenais pas. Pourquoi les Traqueurs chercheraient-ils des humains sous prétexte qu’une personne avait disparu ? Il pouvait s’agir d’un simple accident. Pourquoi mettaient-ils ça sur leur compte ?
Et pourquoi Jared était-il aussi en colère ? Les autres dans les grottes ne feraient rien qui pût éveiller la curiosité. Ils n’étaient pas stupides. Ils ne sortiraient jamais sauf en cas d’absolue nécessité…
Mais peut-être avaient-ils jugé justement qu’il y avait urgence…
Doc et Jeb auraient-ils profité de mon absence pour faire d’autres expériences ?
Jeb avait seulement promis de ne plus massacrer des Hommes et des âmes tant que j’étais sous son toit. Était-ce ça leur compromis ?
— Ça va ? m’a demandé Jared à brûle-pourpoint.
J’avais la gorge trop serrée pour articuler un son. J’ai secoué la tête. Les larmes coulaient sur mes joues.
— Tu veux que je conduise ?
J’ai encore secoué la tête. J’y voyais bien assez.
Il n’a pas insisté.
Je pleurais encore en silence lorsque nous avons atteint la petite montagne qui abritait notre grand réseau souterrain. C’était en fait une simple colline, une levée de roches volcaniques comme il y en avait des milliers, parsemée de créosotiers et de cactus. Les centaines de conduits d’aération étaient invisibles, perdus dans le dédale caillouteux. Quelque part, une colonne de fumée devait s’élever des cuisines, noire contre le ciel noir.
Je suis sortie de la camionnette et me suis adossée au capot, pour m’essuyer les yeux. Jared est venu à côté de moi. Il a hésité, puis a posé une main sur mon épaule.
— Je suis désolé. Je ne savais pas. Je n’étais pas au courant de leur projet. Ils n’auraient pas dû…
Mais il disait ça uniquement parce que cela avait, apparemment, mal tourné.
Le camion a pilé derrière moi. Les deux portières ont claqué ; les deux hommes se sont précipités vers nous.
— Que s’est-il passé ? a demandé Kyle.
Ian a vu mon visage, les larmes sur mes joues, la main de Jared sur mon épaule et il m’a serrée contre sa poitrine. Je ne sais pas pourquoi, j’ai éclaté en sanglots en m’accrochant à son cou.
— C’est fini. Tu as été géniale. C’est fini.
— Ce n’est pas la rencontre avec les Traqueurs qui la met dans cet état, Ian, a expliqué Jared, d’une voix blanche, la main encore sur mon épaule, même s’il devait se pencher pour ne pas perdre le contact avec moi.
— Ah bon ?
— Ils ne surveillaient pas la nationale pour rien. Je crois que Doc a… œuvré durant notre absence.
J’ai frissonné, et, pendant un moment, j’ai senti le goût du sang des miens au fond de ma gorge.
— Pourquoi est-ce que… (La fureur de Ian lui ôtait les mots de la bouche.)
— Bravo ! a lâché Kyle d’un air dégoûté. Quelle bande d’idiots ! On est partis à peine deux semaines et ils mettent tous les Traqueurs en état d’alerte ! Il leur suffisait de nous demander d’en ramener un si…
— Tais-toi, Kyle, a lancé Jared. Ce n’est ni le moment ni le lieu. On doit vider le camion, et vite ! On ignore combien d’entre eux sont à nos trousses. Commençons à décharger et allons demander un coup de main.
J’ai repoussé Ian pour aider à la manutention. Les larmes ne cessaient de couler. Ian, resté à côté de moi, m’a pris des mains le carton de soupes en boîtes que j’avais soulevé pour me mettre dans les bras un carton de pâtes, plus léger.
On a descendu la sente pentue ; Jared ouvrait la marche. L’obscurité totale ne me dérangeait pas. Je ne connaissais pas bien le chemin, mais il était sans chausse-trappes. Tout droit, une descente, puis une montée…
On était au bas de la pente lorsqu’une voix familière a résonné au loin et s’est perdue en écho contre les parois du tunnel.
— Les voilà ! criait Jamie. Ils sont revenus !
J’ai tenté de sécher mes larmes, mais elles ne cessaient de couler.
Une lumière bleue a grandi, bondissant avec son porteur. Et Jamie est apparu.
Son visage chéri…
J’ai voulu reprendre contenance pour l’accueillir, feindre la joie pour ne pas l’inquiéter. Mais Jamie était déjà inquiet. Son visage était pâle, les traits tendus, ses yeux ourlés de rouge. Ses joues sales gardaient la trace de pleurs.
— Jamie ? ai-je articulé en même temps que Jared, en posant mon carton au sol.
Jamie a couru vers moi et s’est jeté dans mes bras.
— Oh, Gaby ! Gaby ! a-t-il sangloté. Wes est mort ! Mort ! La Traqueuse l’a tué !